Absolument numérique

La souveraineté est morte, vive la souveraineté partagée!

image_author_Pierre-Alexis_de Vauplane
Par Pierre-Alexis de Vauplane
27 janv. · 7 mn à lire
Partager cet article :

Le quantique c'est fantastique !

Interview de Charles Beigbeder, serial entrepreneur et président d’Audacia.

Absolument Numérique

par Pierre-Alexis de Vauplane

Newsletter #16

Charles Beigbeder est quelqu’un qu’on ne présente plus : fondateur de plusieurs entreprises qui deviendront des success stories dans des secteurs aussi différents que le courtage en ligne (Selftrade), la fourniture d’électricité (Poweo) ou encore la gestion d’actifs financiers (Audacia), il aura fait de l’entrepreneuriat un style de vie. 

J’ai eu la chance de travailler à ses côtés pendant mes premières années professionnelles et c’est à cette occasion que j’ai vu sa passion pour les sciences, et tout particulièrement la physique quantique et l’espace.

Depuis quelques années, Charles Beigbeder, au travers d’Audacia, fait du leadership dans la technologie quantique un de ses principaux combats. Au sein d’Audacia, il a constitué Quantonation, aujourd’hui le premier fonds européen dédié au financement de start-ups utilisant des technologies quantiques. Ce fonds a déjà investi dans 23 sociétés dont l’une d’entre elles, PASQAL, vient de lever 100 millions d'euros !


Pour commencer, pourrais-tu rappeler ce qu’est un ordinateur quantique et les types de problèmes qu’il permet de dépasser ?

Le cœur d’un ordinateur quantique est un réseau de qubits susceptible d’être placés en superposition d’états puis de là en « intrication », c’est à dire d’être liés entre eux par une corrélation très forte et non ordinaire, et de façon ordonnée. On va pouvoir ainsi créer des ensembles chaînés de qubits, c’est-à-dire des arrangements ordonnés de « lettres » pouvant prendre deux valeurs (1 ou 0), et donc générer une richesse informationnelle gigantesque puisque, comme la combinatoire nous le dit, le nombre de ces arrangements ordonnés croit avec la puissance de 2.

C’est cette puissance extraordinaire qui fait la richesse du calcul quantique. Toute sa subtilité réside dans la capacité des machines qui recèle en leur seing ces qubits de les maintenir aussi longtemps que possible en état de cohérence (l’intrication) sans qu’ils soient perturbés par l’environnement extérieur. Avec n qubits ainsi intriqués, on dispose de 2 puissance n configurations possibles, dont la solution au problème cherché. Le souci, c’est que lorsqu’on mesure le système, on ne mesure qu’une configuration ! L’algorithme bien conçu consiste donc à faire en sorte que l’amplitude associée à une mauvaise réponse s’annule au cours du calcul par interférence destructive, tandis que les chemins de calcul conduisant à une réponse correcte, voient sa probabilité d’apparaître se renforcer par interférences constructives lorsqu’on mesure l’état final. C’est une vraie chorégraphie à imaginer et mettre en œuvre. Depuis 20 ans, un vrai zoo d’algorithmes quantiques s’est développé, avec les algorithmes de Shor, Grover et beaucoup d’autres. Mais, pour être utilisés, ils nécessitent un bon hardware, c’est à dire un réseau de qubits de qualité et capable de donner le temps au calcul de se réaliser. La bataille se livre sur le soft bien sûr mais aussi sur le hard, avec plusieurs technologies concurrentes : transmons supraconducteurs, ions piégés, photons, atomes neutres, etc… On est un peu comme au temps glorieux de l’invention du transistor, au début de l’informatique des années cinquante, où l’on hésitait entre le germanium et le silicium …

A quoi ça sert ? Et bien, tous les problèmes d’optimisation, de recherche d’extremum, de « recherche opérationnelle » comme les spécialistes le disent, sont susceptibles de connaître une seconde jeunesse grâce à un ordinateur quantique. Il est urgent de revisiter ces problèmes réputés intractables en l’état de nos technologies actuelles à la lumière de cette vraie révolution technologique. Et bien entendu, tout industriel qui s’intéresse à la physique ou la chimie à l’échelle de l’atome ne peut que suivre de très près les progrès de ces processeurs qui commencent à permettre d’envisager à court terme la possibilité de simuler in silico le comportement d’arrangements d’atomes et d’électrons…et d’imaginer de nouvelles molécules pour l’industrie pharmaceutique, la chimie verte – de nouveaux catalyseurs - ou les matériaux supraconducteurs.…chose totalement impossible à faire aujourd’hui même avec les plus grands supercalculateurs… Enfin, les meilleures techniques non quantiques de deep machine learning sont rejointes en performance par le quantum machine learning, qui utilisent beaucoup moins de cœurs et de cartes graphiques et donc beaucoup moins d’électricité pour tourner…ce qui constitue incontestablement déjà un « avantage » quantique !

Quels sont les obstacles à surmonter pour construire un ordinateur quantique ?

On en est au tout début. Il y a d’immenses challenges techniques : éviter la décohérence des qubits (NDLR : si un bit classique représente un état bien défini 0 ou 1, son homologue quantique peut se trouver à la fois dans l’état 0 et 1 ; toutefois, cet état de superposition demeure très fragile et son environnement tend à détruire le qubit ; l’un des défis de l’informatique quantique est de pouvoir maintenir l’information pendant une durée suffisamment longue pour réaliser des calculs), améliorer leurs performances, leur qualité, les rendre capable de s’autocorriger, les « scaler », c’est-à-dire passer à l’échelle pour en rassembler des milliers.

On estime en effet que l’algorithme de Shor de factorisation de très grands nombres requiert 6,000 qubits logiques, soit 130,000 qubits physiques si corrigés, 24 millions sinon…Il est donc essentiel de monter en gamme, et de travailler aussi à des machines multi-coeurs où les processeurs quantiques, rassemblant chacun des milliers de qubits seront interconnectés les uns aux autres – sans que ne soit perdue l’intrication des qubits. On le comprend, il faut avancer sur ces interconnections, surtout si elles sont distantes. Il faut développer des mémoires quantiques, des répéteurs quantiques, des modems quantiques…etc.

La technologie quantique va-t-elle remettre à plat tous nos systèmes de protection à base de clés cryptographiques ?

Oui, le RSA (NDRL : est un algorithme de cryptographie asymétrique, très utilisé dans le commerce électronique, et plus généralement pour échanger des données confidentielles sur Internet) n’est plus sécurisé dès lors qu’un algorithme (celui de Peter Shor donc) existe. Mais que chacun se rassure, on est encore loin de pouvoir le faire tourner comme évoqué à l’instant…

Quand la menace d’une obsolescence de la cryptographie RSA sera-t-elle opérante ? Probablement d’ici 10 ans…peut-être 20 si le chemin vers des qubits sans erreurs est plus long que prévu…Mais aucun organisme dépositaire de données confidentielles ne peut prendre le risque de ne pas se prémunir contre. C’est la raison pour laquelle tous les organismes bancaires, assurantiels, de retraite, hospitaliers et bien entendu gouvernementaux, militaires et de sécurité, etc. doivent d’ores et déjà étudier cette menace potentielle très sérieusement et envisager la mise en œuvre des mesures permettant de garantir la confidentialité de leur data et de celles confiées par leurs clients quels qu’il soient. Car, même si tous leurs échanges confidentiels sont dûment chiffrés, rien n’empêche une entité malveillante de copier ces échanges et de les conserver le temps requis pour la matérialisation d’un ordinateur quantique capable de les déchiffrer et alors ces secrets ne le seront plus…Aux USA, le NIST (National Insitute of Standards and Technology) finalise cette année le choix de nouveaux standards de chiffrement qui devront être implémentés par tous les acteurs sensibles dans un certain calendrier. En France, l’ANSSI imposera les mêmes standards. Une de nos startups, Cryptonext, est spécialisée dans la cryptographie post-quantique – c’est-à-dire résistante à une attaque d’un ordinateur quantique sur le RSA - et propose l’implémentation des modules software requis permettant de sécuriser les chaînes cryptographiques de ses clients.

En quoi est-elle un enjeu pour notre souveraineté numérique mais surtout pour notre souveraineté tout court ?

On vient de l’évoquer. Il s’agit d’un sujet de sécurité et de sureté donc de souveraineté numérique, mais aussi de souveraineté nationale et « européenne », puisque les capacités offertes par les technologies quantiques sont des game changers sur toutes nos industries et nos vies économiques et donc nos vies tout court…l’Europe – qui dispose encore du 1er rang académique en matière de physique fondamentale et de mathématique – ne peut pas se laisser vassaliser éternellement par les big tech américaines et chinoises. La seconde révolution quantique est une opportunité unique de retrouver notre rang et d’espérer placer quelques big deep tech européennes parmi les géants mondiaux.

Dans la recherche et le développement de systèmes quantiques, sommes-nous en retard vis-à-vis des chinois et des américains ?

C’est la 1ère chose que mes associés co-fondateurs de Quantonation, notre fonds de venture capital dédié aux technologies quantiques, Christophe Jurczak, Olivier Tonneau et moi-même avons investigué lorsque nous avons eu l’idée de créer le fonds…Oui, l’Europe, si l’on inclue le Royaume-Uni et la Suisse, est au 1er plan académique en matière de recherche fondamentale et appliquée en quantique, avec des laboratoires leaders comme en France le Laboratoire Kastler-Brossel (ENS Ulm + Sorbonne Université avec le Collège de France), l’Université Paris-Saclay et Grenoble, mais aussi la TÜM à Munich, l’Université d’Innsbruck en Autriche et Delft en Hollande, sans oublier Oxford, Cambridge bien sûr et l’EPFL à Lausanne et l’ETH à Zurich, et bien d’autres.

Pas de complexe donc à avoir vis-à-vis des Américains et des Chinois, même si évidemment ceux-ci disposent aujourd’hui de plus de moyens de recherche et surtout de financements de venture pour transformer leurs forces scientifiques. Mais la partie est encore jouable, aucun continent ne peut encore prétendre à la suprématie sur les autres. Donc, plus que jamais, il est nécessaire de mobiliser les énergies !

Que devraient faire la France et l’Europe pour se donner toutes les chances de rester dans la course vis-à-vis de ces géants ?

Nous avons les talents académiques et entrepreneuriaux. Nous avons de grands champions industriels mondiaux (Bosch, Thalès, Total Energies, etc). Nous manquent de grands fonds de venture deep tech capables d’accompagner les startups européennes. Avec Quantonation 1, et son successeur multi-stage, Quantonation 2, Nous nous employons à combler ce déficit… !